Au festival Afriques en vision, Eat Bitter dresse l’improbable cohabitation entre Chinois et Centrafricains 

14 heures, samedi 2 novembre 2023, post galop. Quoi de mieux pour se réconforter que de se rendre en salles obscures, qui plus est dans l’une de celles de l’Utopia ? C’est ce que deux journalistes de L’InsPo ont fait – et vous recommandent chaudement de faire. Du 30 novembre au 4 décembre derniers, le temple bordelais du cinéma indépendant abritait Afriques en vision. Ce festival, organisé par l’Institut des Afriques, offre une fenêtre privilégiée sur les cinémas africains. Par la projection de films authentiques, historiques et terriblement sociétaux, qui ne sont pas forcément distribués en France, le festival délivre des récits alternatifs, frais et poignants. Eat bitter, produit d’une étroite collaboration entre la centrafricaine Pascale Appora-Gnekindy et la chinoise Ningyi Sun, ne déroge pas à la règle. 

Eat bitter transporte le public au cœur d’un pays trop méconnu, souvent réifié à la guerre civile, la Centrafrique, et de sa capitale, Bangui. Durant une heure et demie, direction les rues de Bangui, le fleuve Oubangui, les villages traditionnels et les pistes de brousse. Plus précisément, le film raconte cette improbable cohabitation, cette « présence » chinoise en Centrafrique. L’idée serait venue à Ningyi Sun alors qu’elle se rendait aux abords du fleuve pour acheter du café. Le pari du film : dépasser les tensions en passant par le prisme de l’humain, présenter ce choc des cultures partagé. Pour ce faire, les réalisatrices ont respectivement suivi un centrafricain, Thomas, et un chinois, Luan, dit « CC ». Deux hommes aux destins croisés, que tout semblait jusqu’ici opposer, et qui, pourtant, semblent se battre pour la même chose : bâtir leur carrière et gérer leur vie de famille. Au détail près qu’ils se situent à l’opposé  de la hiérarchie. 

Le portrait de deux hommes que tout sépare

Dès le premier plan est révélé Thomas, travailleur infatigable, toujours jovial, chantant sur sa pirogue. Ce jeune père célibataire, dont les traits tirés et les muscles saillants trahissent la rudesse des journées, récolte quotidiennement le sable dont Luan a besoin. Quant à Luan, établi à Bangui pour faire fortune – et pour avoir la reconnaissance sociale que son pays natal ne lui offrait pas -, il est chef de chantier. Le chantier en question est celui d’une banque dont la construction est assurée par une compagnie chinoise et qui doit être inaugurée par le président lui-même. Le film évoque dès lors une multitude de sujets qui rythment leur quotidien : la distance, le mariage, l’environnement, la polygamie, la politique, la famille, la pauvreté… Thomas, dont le rêve est d’avoir un jour sa propre pirogue, se démène à la tâche sans jamais se plaindre. Chaque jour, il plonge dans le fleuve pour y récupérer le sable dans des sceaux. Avec un compère, ils les transportent sur la rive, où le sable est stocké puis remorqué dans un camion-benne, avant d’être acheminé au chantier. Thomas est père célibataire, chose rare en Centrafrique selon Pascale Appora-Gnekindy. Il est vrai que sa situation personnelle est quelque peu alambiquée. Le film nous offre des scènes assez ubuesques, questionnant presque l’aspect fictif de l’œuvre – et non, c’est bien un documentaire -, entre Thomas, ses « femmes » et leurs familles. Mais c’est un père aimant, qui jongle comme il le peut entre son travail périlleux dans la rivière, son travail aux champs et dans les collines avec sa mère et ses enfants. Il ne fait pas tout correctement, certes, se met dans des situations familiales parfois compliquées, mais qui sommes-nous pour juger ? Une tendre empathie envers Thomas se dégage, on a envie de lui pardonner, tant il se déploie comme il le peut pour subvenir aux besoins primaires de sa famille. 

« Les chinois sont les nouveaux blancs »

En revanche, et même si la réalisatrice a défendu le côté « humain » de Luan après la projection, et qu’on le voit dans le film confronté à des problèmes avec sa fille et sa femme, il nous a semblé que les relations de Luan avec ses ouvriers trahissent l’état et la nature des relations sino-africaines dans leur ensemble. Luan n’est pas bien méchant, c’est vrai ; mais il invective, traite ses ouvriers d’imbéciles ou met sous pression ceux qui sont débordés et peu équipés lorsque le travail est trop lent. Quand il négocie les prix du sable, il pense d’abord à faire le moins de dépenses possible, chose classique dans une entreprise capitaliste. Sauf qu’il fait du chantage aux intermédiaires centrafricains, leur demandant de baisser les prix, prétextant d’aller voir ailleurs. Il exerce finalement un rôle hiérarchique classique au sein d’une entreprise et auprès de ses partenaires, rôle auparavant occupé par les « blancs ». « Les chinois sont les nouveaux blancs », affirme même Thomas. Dans le film, les chinois vivent dans des quartiers séparés, entre expatriés, où ils possèdent cuisiniers, salles climatisées et parkings. Ce qui ressemble fortement à une sorte de « gated community ». L’intérêt de la réalisation est donc bien de mesurer, de prendre la température de l’interaction entre des individus qui, bien que vivant dans la même ville, ne se voient que très peu et à de brèves occasions. Les réalisatrices louent ainsi l’humanité qui anime les deux travailleurs malgré leurs dérives et les difficultés qu’ils doivent surmonter. Cependant, il ne faut surtout pas oublier que l’un des deux travaille pour l’autre, au péril de sa vie, pour un salaire de misère, et qu’il n’a pas d’autre endroit où aller. Il y a indubitablement dans ce film un aperçu d’une situation de domination, quelquefois imperceptible, et qui dépasse largement “CC” et Thomas. 

En faisant le pari de dresser un portrait neutre de ces deux protagonistes – donnant (souvent) lieu à des scènes cocasses et amusantes -, le documentaire laisse percevoir les méandres des âmes humaines, sans jugement aucun. Ne séparant jamais Luan et Thomas selon la dichotomie classique du « good or evil », nous percevons leur côté tortueux et pleinement évolutif. On apprivoise ainsi les deux hommes à la manière dont ils s’apprivoisent, et les laissons quelques années après, la vie ayant suivi son chemin. Si le pari semble plutôt réussi, tant est si bien qu’il ferait même oublier au public le rapport de domination qui existe entre « CC » et Thomas, qui campe d’ailleurs la dernière scène qui répète la première, où l’on revoie le travailleur infatigable chantant sur sa pirogue – nous rappelle que le destin des Centrafricains reste scellé au bon vouloir de la puissance chinoise. 

Inès Carissimi et Timothée Jabot

Si l’article a suscité votre curiosité, n’hésitez pas à suivre l’actualité de l’Institut des Afriques, notamment sur leur site Institut des Afriques – IdAf, que L’InsPo remercie encore une fois chaleureusement pour leur accréditation !

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